12 hommes rapaillés

Quel beau CD j’écoute ces jours-ci. 12 Hommes rapaillés chantent Miron. 12 poèmes de Gaston Miron mis en musique par Gilles Bélanger.

Miron est le fondateur des éditions de l’Hexagone (ils étaient six) qui a édité mon poète de fils.

J’ai parcouru la bio de Miron ( Gaston Miron : le forcené magnifique  par Yannick Gasquy-Resch ) que j’ai bien aimé. J’y ai appris que Miron a supporté le poète et éditeur anglo Antonio d’Alfonso mon partner à Loyola/Concordia et dans un projet Perspectives-Jeunesse que j’avais organisé avec Éliane.
Beau CD acheté sur Itunes. Textes à  peine mis en forme mis en musique par Bélanger. Atmosphère calme, folk. Unité de son même si chantés par une grande diversité :Rivard, Séguin, Plume, Corcoran, Lavoie, Flynn, Vallières, etc.
J’ai retrouvé le texte des poèmes sur Internet pour les chansons. Les voici:

01 je marche à toi

 

je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi
lentement je m’affale de tout mon long dans l’âme
je marche à toi, je titube à toi, je bois
à la gourde vide du sens de la vie
à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud
à ces taloches de vent sans queue et sans tête
je n’ai plus de visage pour l’amour
je n’ai plus de visage pour rien de rien
parfois je m’assois par pitié de moi
j’ouvre mes bras à la croix des sommeils
mon corps est un dernier réseau de tics amoureux
avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus
je n’attends pas à demain je t’attends
je n’attends pas la fin du monde je t’attends
dégagé de la fausse auréole de ma vie

 

extrait de « La marche à l’amour »

 

02 Art poétique
 
 
 
 

 

J’ai la trentaine à bride abattue dans ma vie
je vous cherche encore pâturages de l’amour
je sens le froid humain de la quarantaine d’années
qui fait glace en dedans, et l’effroi m’agite

je suis malheureux ma mère mais moins que toi
toi mes chairs natales, toi qui d’espérance t’insurges
ma mère au cou penché sur ton chagrin d’haleine
et qui perds gagnes les mailles du temps à tes mains

dans un autre temps mon père est devenu du sol
il s’avance en moi avec le goût du fils et des outils
mon père, ma mère, vous saviez à vous deux
nommer toutes choses sur la terre, père, mère

j’entends votre paix
se poser comme la neige…

(Gaston Miron, « J’avance en poésie », in L’homme rapaillé)

 

 

03 Mon bel amour
 

Mon bel amour navigateur
mains ouvertes sur les songes
tu sais la carte de mon coeur
les jeux qui te prolongent
et la lumière chantée de ton âme

qui ne devine ensemble
tout le silence les yeux poreux
ce qu’il nous faut traverser le pied secret
ce qu’il nous faut écouter
l’oreille comme un coquillage
dans quel pays du son bleu
amour émoi dans l’octave du don

sur la jetée de la nuit
je saurai ma présence
d’un voeu à l’azur ton mystère
déchiré d’un espace rouge-gorge

(In Deux sangs, 1953)

 

 

04 Le mémorable

Avec l’ennui, la rafale, la montagne du loup
mais j’étais revenu vers toi amour
par le chemin des hauteurs de terre dans l’âme
 
 
 

 

mais il n’y avait personne en toi amour
il y avait toujours ce qu’il y eut
la fêlure, le froid, le bout du monde

un jour il y aura quelqu’un en toi amour
un homme aimé pour lui, une femme sans image
leur vie aura le goût concret du mémorable.

(Gaston Miron, Poèmes épars, 2003)

 

 

05 Poème dans le goût ancien
 
 
 
 

 

À tourmenter la nuit les vents là-haut
les ciels poudreux d’étoiles brûlées
o? sont par ce temps mes père et mère
ma famille que jamais je ne revois
et les visages peints de mes croyances

j’erre dans une ville sans être heureux
par rues et rafales sans hâte de dormir
o? sont Claude nos fiancés promises
les tant belles de l’album aux légendes
Isabelle Nicolet ma folie pour en mourir

à la borne oubliée des rendez-vous
nous avons pris couleurs des attelages
la vie s’en va comme le sol se dérobe

Ma tête est
mille fois moins que
la tête d’une épingle
c’est en elle pourtant
que danse
la terre

(Gaston Miron, Poèmes épars, 2003)

 

 

06- Au sortir du labyrinthe
 
 
 
 

 

 

Quand détresse et désarroi et déchirure
te larguent en la brume et la peur
lorsque tu es seule enveloppée de chagrins
dans un monde décollé de la rétine
alors ta souffrance à la mienne s’amarre, et pareils
me traversent les déserts de blancheur aiguë

Tu es mon amour dans l’empan de ma vie
ces temps nôtres sont durs parmi les nôtres
je tiens bon le temps je tiens bon l’espérance
et dans cet espace qui nous désassemble
je brillerai plus noir que ta nuit noire

Ce qu’aujourd’hui tu aimes et que j’aime
comme hier habitée toujours tu m’aimeras
comme désormais désertée je t’aimerai encore
il nous appartient de tout temps à jamais
ma naufragée dans un autre monde du monde

Je ne mourrai plus avec toi
à la croisée de nous deux

(Gaston Miron, « Poèmes de l’amour en sursis » in L’homme rapaillé)

07-Je t’écris
Je t’écris pour te dire que je t’aime
que mon coeur qui voyage tous les jours
– le coeur parti dans la dernière neige
le coeur parti dans les yeux qui passent
le coeur parti dans les ciels d’hypnose –
revient le soir comme une bête atteinte

Qu’es-tu devenue toi comme hier
moi j’ai noir éclaté dans la tête
j’ai l’ennui comme un disque rengaine
J’ai peur d’aller seul de disparaître demain
sans ta vague à mon corps
sans ta voix de mousse humide
c’est ma vie que j’ai mal et ton absence

Le temps saigne
quand donc aurai-je de tes nouvelles
je t’écris pour te dire que je t’aime
que tout finira dans tes amarré
que je t’attends dans la saison de nous deux
qu’un jour mon coeur s’est perdu dans sa peine
que sans toi il ne reviendra plus

Quand nous serons couchés côte à côte
dans la crevasse du temps limoneux
nous reviendrons de nuit parler dans les herbes
au moment que grandit le point d’aube
dans les yeux des bêtes découpées dans la brume
tandis que le printemps liseronne aux fenêtres

Pour ce rendez-vous de notre fin du monde
c’est avec toi que je veux chanter
sur le seuil des mémoires les morts d’aujourd’hui
eux qui respirent pour nous
les espaces oubliés

(Gaston Miron, Deux sangs, 1953)

 

08 Ce monde sans issue
 
 
 
 
 

 

Pleure un peu, pleure ta tête, ta tête de vie
dans le feu des épées de vent dans tes cheveux
parmi les éclats sourds de béton sur tes parois
ta longue et bonne tête de la journée
ta tête de pluie enseignante
et pelures
et callosités
ta tête de mort

et ne pouvant plus me réfugier en Solitude
ni remuer la braise dans le bris du silence
ni ouvrir la paupière ainsi
qu’un départ d’oiseau dans la savane
que je meure ici au coeur de la cible
au coeur des hommes et des horaires
car il n’y a plus un seul endroit
de la chair de solitude qu ne soit meurtri
même les mots que j’invente
ont leur petite aigrette de chair bleuie

souvenirs, souvenirs, maison lente
un cours d’eau me traverse
je sais, c’est la Nord de mon enfance
avec ses mains d’obscure tendresse
qui voletaient sur mes épaules
ses mains de latitudes de plénitude

et mes vingt ans et quelques dérivent
au gré des avenirs mortes, mes nuques
dans le vide

(Gaston Miron, L’homme rapaillé)

 

09  La route que nous suivons

À la criée du salut nous voici
armés de désespoir

au nord du monde nous pensions être à l’abri
loin des carnages de peuples
de ces malheurs de partout qui font la chronique
de ces choses ailleurs qui n’arrivent qu’aux autres
incrédules là même de notre perte
et tenant pour une grâce notre condition

soudain contre l’air égratigné de mouches à feu
je fus debout dans le noir du Bouclier
droit à l’écoute comme fil à plomb à la ronde
nous ne serons jamais plus des hommes
si nos yeux se vident de leur mémoire

beau désaccord ma vie qui fonde la controverse
je ne récite plus mes leçons de deux mille ans
je me promène je hèle et je cours
cloche-alerte mêlée au paradis obsessionnel
tous les liserons des désirs fleurissent
dans mon sang tourne-vents
venez tous ceux qui oscillent à l’ancre des soirs
levons nos visages de terre cuite et nos mains
de cuir repoussé burinés d’histoire et de travaux

nous avançons nous avançons le front comme un delta
« Good-bye farewell ! »
nous reviendrons nous aurons à dos le passé
et à force d’avoir pris en haine toutes les servitudes
nous serons devenus des bêtes féroces de l’espoir

 

MIRON, Gaston, L’Homme rapaillé, Montréal, l’Hexagone, 1994

 

10 Pour retrouver le monde et l’amour
 
 
 
 

 

Nous partirons de nuit pour l’aube des mystères
et tu ne verras plus les maisons et les terres
et ne sachant plus rien des anciennes rancoeurs
des détresses d’hier, des jungles de la peur
tu sauras en chemin tout ce que je te donne
tu seras comme moi celle qui s’abandonne

nous passerons très haut par-dessus les clameurs
et tu ne vivras plus de perfides rumeurs
or loin des profiteurs, des lieux de pestilence
tu entendras parler les mages du silence
alors tu connaîtras la musique à tes pas
et te revêtiront les neiges des sagas

nous ne serons pas seuls à faire le voyage
d’autres nous croiseront parmi les paysages
comme nous, invités de ce jour qui naîtra
nous devons les chérir d’un amour jamais las
eux aussi, révoltés, vivant dans les savanes
répondront à l’appel secret des caravanes

après le temps passé dans l’étrange et l’austère
on nous accueillera les bras dans la lumière
l’espace ayant livré des paumes du sommeil
la place des matins que nourrit le soleil
ô monde insoupçonné, uni, sans dissidence
te faisant échapper des cris d’incontinence

nouvelle-née, amour, nous n’aurons pas trahi
nous aurons retrouvé les rites d’aujourd’hui
le bonheur à l’affût dans les jours inventaires
notre maison paisible et les toits de nos frères
le passé, le présent, qui ne se voudront plus
les ennemis dressés que nous avons connus

(Gaston Miron, Deux sangs, 1953)

 

 

11 Désemparé
 
 
 
 

 

Par la nuit de tempête o? les phares s’engouffrent
Comme des fouettés et des déterminés,
Nous marchons, ignorants de la trappe des gouffres,
Vers l’horreur des demains sans paix ni charité.

Vents, étoiles, déserts, la Ville va nous prendre
Chères amours, et bois et montagnes et prés,
Et lacs de bleus reflets et couleurs de ciel tendre,
Pour enchaîner et abrutir vos libertés.

O? irons-nous, mon âme, à quelle heure servile ?
Ô forces de la vie, ô lumières d’été,
Quels pays fabuleux, quelles secrètes îles
Vous hébergent encore en toute intégrité ?

Dites-dites-le-nous, les oiseaux de passage
Qui avez bu le vent des pays visités :
Lors d’une escale autour d’un étrange village
Auriez-vous eu cette vision d’un enchanté ?

(Gaston Miron, Poèmes épars, 2003)

 

 

12  Parle-moi…
 
 
 
 

 

Parle-moi parle-moi de toi parle-moi de nous
j’ai le dos large je t’emporterai dans mes bras
j’ai compris beaucoup de choses dans cette époque
les visages et les chagrins dans l’éloignement
la peur et l’angoisse et les périls de l’esprit
je te parlerai de nous de moi des camarades
et tu m’emporteras comblée dans le don de toi

jusque dans le bas-côté des choses
dans l’ombre la plus perdue à la frange
dans l’ordinaire rumeur de nos pas à pas
lorsque je rage butor de mauvaise foi
lorsque ton silence me cravache farouche
dans de grandes lévitations de bonheur
et dans quelques grandes déchirures
ainsi sommes-nous un couple
toi s’échappant de moi
moi m’échappant de toi
pour à nouveau nous confondre d’attirance
ainsi sommes-nous ce couple ininterrompu
tour à tour désassemblé et réuni à jamais

(Gaston Miron, « L’amour et le militant », in L’homme rapaillé)

sources:
http://www.poezie.ro/index.php/author/8883/index.html
http://www.feelingsurfer.net/garp/poesie/Miron.MarcheAmour.html
http://membres.lycos.fr/poetesse/souvreine/poetes/mp/miron/miron11.html