ARCANE 17 d’André Breton , extraits

Sur le Québec, la Gaspésie, le rocher Percé et l’île Bonaventure.

En 1944, André Breton a séjourné au Québec. Il a passé une partie de l’été en Gaspésie, à Percé. Il y a rédigé une de ses œuvres les plus connues mais qui semble épuisée, Arcane 17. On y découvre un portrait très intéressant de la société québécoise des années 1940, mais surtout des descriptions frappantes de l’île Bonaventure et du rocher Percé.
Voici quelques extraits d’
Arcane 17 :

«Dans le rêve d’Élisa, cette vieille gitane qui voulait m’embrasser et que je fuyais, mais c’était l’île Bonaventure, un des plus grands sanctuaires d’oiseaux de mer qui soient au monde. Nous en avions fait le tour le matin même, par temps couvert, sur un bateau de pêche toutes voiles dehors et nous étions plu, au départ, à l’arrangement tout fortuit, mais à la Hogarth, des flotteurs faits d’un baril jaune ou rouge, dont le fond s’ornait au pinceau de signes d’apparence cabalistique, baril surmonté d’une haute tige au sommet de laquelle flottait un drapeau noir (le rêve s’est sans doute emparé de ces engins, groupés en faisceaux irréguliers sur le pont, pour vêtir la bohémienne ). Le claquement des drapeaux nous avait accompagnés tout du long, au moment près où notre attention avait été captée par l’aspect, bravant l’imagination, qu’offrait l’abrupte paroi de l’île, frangée de marche en marche d’une écume de neige vivante et sans cesse recommencée à capricieux et larges coups de truelle bleue. Oui, pour ma part, ce spectacle m’avait embrassé: durant un beau quart d’heure mes pensées avaient bien voulu se faire tout avoine blanche dans cette batteuse. Parfois une aile toute proche, dix fois plus longue que l’autre, consentait à épeler une lettre, jamais la même, mais j’étais aussitôt repris par le caractère exorbitant de toute l’inscription. On a pu parler de symphonie à propos de l’ensemble rocheux qui domine Percé, mais c’est là une image qui ne prend de force qu’à partir de l’instant où l’on découvre que le repos des oiseaux épouse les anfractuosités de cette muraille à pic, en sorte que le rythme organique se superpose ici de justesse au rythme inorganique comme s’il avait besoin de se consolider sur lui pour s’entretenir. Qui se fût avisé de prêter le ressort des ailes à l’avalanche! Les différents lits de pierre, d’une ligne souple glissant de l’horizontale à l’oblique à quarante-cinq degrés sur la mer, sont décrits d’un merveilleux trait de craie en constante ébullition (je songe au dessus de lit replié, de même blancheur, en dentelle au filet, dont les grandes fleurs me fascinaient au réveil quand j’étais enfant). Il est merveilleux que ce soient les plis mêmes imprimés aux terrains par les âges qui servent de tremplin à la vie en ce qu’elle a de plus invitant: l’essor, l’approche frôlante et la dérive luxueuse des oiseaux de mer . Il y a le tremblement d’une étoile au-dessus de tout ce qui tente, et farouchement évite aussitôt le contact humain, comme les très petites filles ( dernièrement celle de mes amis Arshile et Agnès Gorky à onze mois, si purement fée, détournant toute l’épaule avec quel air d’offense quand je faisais mine de lui prendre la main pour revenir les yeux toujours plus brillants quémander de toutes les ressources de l’enjouement et de la grâce ce qu’elle fuyait) ou encore comme ces visons, les uns bruns, les autres blancs que nous avons surpris non loin d’ici dans un élevage et qui, tandis que nous passions devant leurs cages alignées, non moins précipitamment que devant nous ils allaient se blottir dans leur abri, en sortaient sur nos pas pour venir de tout près nous examiner. La pensée poétique, bien sûr, se reconnaît une grande affinité avec cette façon d’agir. Elle est l’ennemie de la patine et elle est perpétuellement en garde contre tout ce qui peut brûler de l’appréhender: c’est en cela qu’elle se distingue, par essence, de la pensée ordinaire. Pour rester ce qu’elle doit être, conductrice d’électricité mentale, il faut avant tout qu’elle se charge en milieu isolé .

L’isolement, sur cette côte de la Gaspésie, aujourd’hui, est aussi inespéré et aussi grand qu’il se puisse. Cette région du Canada vit, en effet, sur un statut particulier et malgré tout un peu en marge de l’histoire, du fait qu’incorporée à un dominion anglais elle a gardé de la France, non seulement la langue où se sont établis toutes sortes d’anachronismes, mais aussi l’empreinte profonde des mœurs. Peut-être, pour dramatique qu’il soit, le débarquement actuel de nombreux Canadiens français sur la côte normande aidera- t-il au rétablissement d’un contact vital, manquant depuis près de deux siècles. Mais ceux qui sont demeurés ici montrent par leurs gestes et leurs propos qu’ils n’ont jamais pu dépasser tout à fait un stade où leur aventure propre, en tant que groupe, se brouille pour se confondre tant bien que mal avec une autre. Si, de leur part, toute rancœur a probablement disparu, leur intégration au sein de la communauté anglaise se montre des plus illusoires. L’église catholique, fidèle à ses méthodes d’obscurcissement, use ici de sa toute-puissante influence pour prévenir la diffusion de ce qui n’est pas littérature édifiante (le théâtre classique est pratiquement réduit à Esther et à Polyeucte qui s’offrent en hautes piles dans les librairies de Québec, le dix-huitième siècle semble ne pas avoir eu lieu, Hugo est introuvable). Les chars, comme on appelle ici les autocars, rares et poussifs, ne reprennent un peu d’assurance qu’à la traversée de ponts couverts d’un autre âge. Cette saison n’a d’ailleurs pas été favorable au tourisme. Les Américains s’abstiennent, à peu d’exceptions près, depuis plusieurs années. Les récentes élections dans la province, qui font passer le pouvoir du parti libéral à l’union nationale, entraînent la redistribution de toutes les fonctions publiques et dissuadent de tout projet de vacances aussi bien les gens en place que ceux qui aspirent à leur succéder. Les journaux locaux, qui relatent les nouvelles d’Europe en style volontiers apocalyptique, abondent par ailleurs en informations que leur présentation en pleine page rend dissonantes (  » Pendant vingt- cinq nuits consécutives, de vraies pluies de météores illumineront le ciel d’août  » ), alternant avec des recettes d’aspect sibyllin (  » Les rouleaux aux bleuets  » : mais ces mots déguisent simplement la tarte aux myrtilles). Tout cela compose, dans l’air admirablement limpide, un écran de protection très efficace contre la folie de l’heure, comme d’une vapeur qui certains matins s’étend à tout l’horizon (  » Alouette, tabac à fumer naturel « , dit candidement ce paquet, à l’image d’un oiseau chantant dans les herbes et, dans ce début de chanson qu’il piétine, tout le vieux Valois de Nerval rejaillit pour s’épuiser aussi vite :  » Alouette, gentille alouette -Alouette, je te fumerai  » ).

D’un coup le rideau est tombé sur la colonie d’oiseaux qui ne s’étend qu’à une partie de la côte nord-est de l’île. Je n’aurai pu, cette fois, dénicher du regard le perroquet de mer, mais un fou est venu planer très près, j’ai eu le temps d’admirer sa tête safranée, son œil double émeraude entre deux accolements de ses ailes blanches effilées de noir (c’est le fou de Bassan qui commande le rocher de Bonaventure, où son genre est représenté par six ou sept mille individus. Contrairement au goéland à ailes gris perle et au cormoran crêté, il ne se montre pas sur la côte de Percé pour participer au dépeçage des morues, à l’heure du retour des pêcheurs ). Mais un cap a été doublé: c’en est fait, non seulement de la fantasmagorique broderie jetée sur cet immense coffre rouge et noir à serrures bleues, tout juste issant de la mer, mais aussi de l’ orchestration qui en est inséparable et qu’un de nos compagnons de route disait ne pouvoir mieux comparer qu’à ce qui s’entend au-dessus de Fez. A nouveau seulement le fouet de nuit des drapeaux. Les yeux se ferment, comme après un éblouissement. Sur quelle route cingle ce fouet ? Où va si tard le voiturier, peut-être ivre, qui n’a même pas l’air d’avoir de lanterne? Il est vrai que le vent a pu l’éteindre. De la vie on n’aurait cru voir une telle tempête! Et l’attelage imaginaire s’engouffre dans une faille qui s’ouvre, qui va s’élargissant toujours davantage au flanc du roc et, le temps d’un éclair, découvre le cœur supplicié, le cœur ruisselant de la vieille Europe alimentant ces grandes traînées de sang répandu. La sombre Europe, il n’y a qu’un instant si lointaine. Sous mes yeux les vastes caillots rouges et rouille se configurent maintenant avec des taches d’or excrémentielles parmi des cascades d’affûts et d’hélices bleus. Il y a même, souillant le tout, de vastes éclaboussures d’encre comme pour attester qu’une certaine sorte d’écriture, apparemment très pratiquée, n’est rien moins qu’un venin mortel, qu’un virus qui attise tout le mal… Et pourtant sous ce voile de signification lugubre s’en lève un tout autre avec le soleil. Toutes ces stries qui s’organisent, toute cette distribution des couches géologiques par plateaux ondulés et par gradins interrompus, ces affaissements brusques, ces redressements parfois contre toute attente, ces zones du rose au pourpre en équilibrant d’autres du pervenche à l’outremer à la faveur de plages transverses tour à tour nocturnes et embrasées figurent on ne peut mieux la structure de l’édifice culturel humain dans l’étroite intrication de ses parties composantes, défiant toute velléité de soustraction de l’une d’elles. Sous cette terre meuble -le sol de ce rocher couronné de sapins – court un fil subtil impossible à rompre qui relie des cimes et quelques-unes de ces cimes sont un certain quinzième siècle à Venise ou à Sienne, un seizième élisabéthain, une seconde moitié de dix-huitième français, un début de dix-neuvième romantique allemand, un angle de vingtième russe. Quelles que soient les passions qui portent de nos jours à nier cette évidence, tout l’avenir envisageable de l’esprit humain repose sur ce substratum complexe et indivisible. Autre chose sera de parer, si l’on en a bien le désir, au retour de catastrophes analogues à celle qui s’achève par l’élimination d’antagonismes d’un autre ordre, mais toute volonté de frustration dans ce domaine, à des fins de représailles, ne saurait avoir d’autre effet que d’appauvrir celui qui frustre. Autant vouloir se dépouiller soi-même. La civilisation, indépendamment des conflits d’intérêts non insolubles qui la minent, est une comme ce rocher au sommet duquel se pose la maison de l’homme (de la plage de Percé on n’en devine qu’une la nuit, à un point lumineux vacillant sur la mer). Qui est-il ? peu importe. Ce point lumineux concentre tout ce qui peut être commun à la vie.

[…]

Voici à la légèreté de ton pied le parapet si peu assuré qu’on doit le maintenir la nuit de lourdes pierres, ce qui n’empêche pas quand bon lui : semble la tempête de le traiter en jouet de paille, voici le sable fin constellé d’ombelles par le pas des oiseaux. L’île Bonaventure, à quelques milles, garde son mirage: la légende veut qu’elle ait été le repaire d’un ogre qui, franchissant d’une enjambée ce bras de mer, venait faire main basse sur les femmes et les jeunes filles de la côte, dont il garnissait ses vastes poches. De retour chez lui, son repas terminé, il lavait son linge à grande eau et le mettait à sécher sur les hautes falaises. L’imagination populaire ne pouvait mieux rendre compte de la persistance accusatrice et rayonnante des maculations de la roche, des efforts surhumains et de la prodigieuse quantité de mousse de savon en perpétuel rejaillissement figurée par ces plumages blancs qui ont été impuissants à les faire disparaître. Quelle lessive non moins laborieuse parviendra à effacer de l’esprit des hommes les grandes cicatrices collectives et les souvenirs lancinants de ces temps de haine! Quel asile sacré ne devront-ils pas faire dans leur cœur à toutes les idées qui, tels les fous de Bassan sur leur nid, lutteront pour le dépassement de cette époque ou, de leur vol fastueux et libre, concourront à transfigurer ce pan de muraille tragique! Quelle place de choix ne conviendra-t-il pas qu’ils réservent à l’expression de l’amour, comme ces niches au flanc du roc, clé de la parade générale, où l’on nous montrait les oiseaux s’abritant deux par deux! L’amour , la poésie, l’art, c’est par leur seul ressort que la confiance reviendra, que la pensée humaine parviendra à reprendre le large. On ne pourra recommencer à compter sur la science que lorsqu’elle se sera éclairée elle-même sur les moyens de remédier à l’étrange malédiction qui la frappe et semble la vouer à accumuler tellement plus de mécomptes et de malheurs que de bienfaits. Sans préjudice des mesures d’assainissement moral qui s’imposent en cette sombre veille de deux fois l’an mil, et qui sont essentiellement d’ordre social, pour l’homme pris isolément il ne saurait y avoir d’espoir plus valable et plus étendu que dans le coup d’aile.

Voici à nouveau, perpendiculaire à la crête des vagues, à cette ligne pointillée à peine sinueuse au ras de l’eau que chaque jour reprennent à la file les chercheurs d’agates, le Rocher Percé lui-même, tel qu’il se découpe dans le cadre de nos fenêtres et que j’en emporterai très loin la vision. En le contournant tout à l’heure, je regrettais de ne pouvoir, de trop près, le découvrir dans son ensemble et que des dispositions nouvelles de sa masse fissent surgir des images différentes de celle que je m’en étais formée. Force est de ne conserver que cette dernière, dès qu’il s’agit de se représenter de telles structures complexes. C’est d’ailleurs surtout sous cet angle, c’est-à-dire vu de l’ouest, qu’il s’est désigné à l’attention des photographes.  » Rocher Percé: 280 pieds de haut à la proue, 250 pieds à l’endroit le plus large, 1420 pieds de long « , dit laconiquement un prospectus réclame et si je ne me déplais pas tant à copier ces chiffres, c’est que dans le rapport de telles dimensions je ne serais pas si surpris que se manifestât le nombre d’or , tant dans ses proportions le Rocher Percé peut passer pour un modèle de justesse naturelle. Il se présente en deux parties qui, d’où j’ai coutume de les observer, semblent mener une existence distincte, la première éveillant d’abord l’idée d’un vaisseau à laquelle vient se superposer celle d’un instrument de musique de type ancien, la seconde celle d’une tête à profil un peu perdu, tête d’un port altier, à lourde perruque Louis XIV. La proue du navire fonçant au nord vers la plage, une large brèche s’offre à sa base, au niveau du mât arrière. S’élevant au- dessus de la mer d’une soixantaine de pieds, cette brèche pouvait, il y a peu d’années, avant que les éboulements y fissent obstacle, servir de passage aux voiliers. Toujours est-il qu’elle demeure essentielle à l’appréciation sensible, qu’en elle réside la qualité véritablement unique du monument. Quelle que soit son exiguïté relative en présence de l’étendue de la coque qu’elle mine, elle commande en effet l’idée que le navire supposé est aussi une arche et il est admirable que les courants qui se brisent tout le long de la paroi trouvent en elle une issue pour s’y engouffrer, d’autant plus frénétiques. Cette brèche est sans doute à elle seule ce qui impose la ressemblance seconde avec une sorte d’orgue lointain, plutôt aussi cet instrument qu’un autre depuis le jour où, cherchant à identifier le visage et l’attitude de la tête de pierre tournée vers lui, tu as songé que ce pourrait être là Haendel pour te reprendre très vite: Haendel ? mais non, bien sûr: Bach.

Les géologues et les paléontologistes sont au comble de l’aise dans toute la péninsule de Gaspé où ils supputent les glissements immémoriaux de terrains, dont parfois un caillou en habit d’arlequin, uniformément poli par la mer, porte à lui seul témoignage. Ils se passent de main en main les superbes fragments trouvés aux abords de la Grande Grève où se croisent en tous sens les tours ailées des queues de trilobites, et qui évoquent les plaques les mieux ouvragées du Bénin tout en les distançant au possible du jeu de leurs lumières beige, argent et lilas. Il y a, à travers tout ce qu’on foule, quelque chose qui vient de tellement plus loin que l’homme et qui va tellement plus loin aussi. Naturellement ceci est vrai n’importe où, mais est plus sensible en un lieu où chaque pas en apporte le rappel dûment circonstancié. Une optique en résulte, fort différente de celle, à court terme, qui a tendance à prévaloir dans les villes. La grande ennemie de l’homme est l’opacité. Cette opacité est en dehors de lui et elle est surtout en lui, où l’entretiennent les opinions conventionnelles et toutes sortes de défenses suspectes.

[…]

La géométrie d’un temps non entièrement révolu exigerait pour s’édifier l’appel à un observateur idéal, soustrait aux contingences de ce temps, ce qui tout d’abord implique la nécessité d’un lieu d’observation idéal, et si tout m’interdit de me substituer à cet observateur, il n’en est pas moins vrai que nul lieu ne m’a paru se conformer si bien aux conditions requises que le Rocher Percé, tel qu’à certaines heures il se découvre pour moi. C’est quand, à la tombée du jour ou certains matins de brouillard, se voilent les détails de sa structure, que s’épure en lui l’image d’une nef toujours impérieusement commandée. A bord tout signale le coup d’œil infaillible du capitaine, mais d’un capitaine qui serait un magicien aussi. C’est que le bâtiment, tout à l’heure dépourvu de ses agrès, semble tout à coup frété pour le plus vertigineux des voyages au long cours. On explique, en effet, que l’eau qui s’accumule en automne dans les crevasses du rocher y gèle pendant l’hiver, entraînant la distension continue de l’écorce qui se marque par des éboulis annuels de trois cents tonnes environ. Les experts en ces matières ne nous ont, bien entendu, pas fait grâce de l’opération arithmétique puérile qui, une fois évalué le poids total du rocher à quatre millions de tonnes, permet de déduire le temps global qu’il doit mettre à disparaître, soit treize mille ans. Si peu autorisé que soit ce calcul, il n’en a pas moins la vertu de mettre l’énorme bâtiment en marche, de le pourvoir de moteurs dont la puissance soit en rapport avec le très lent et pourtant très sensible processus de désagrégation qu’il subit. Il est beau, il est émouvant que sa longévité ne soit pas sans terme et en même temps qu’elle couvre une telle succession d’existences humaines. Dans sa profondeur on a plus que le temps de voir naître et mourir une ville comme Paris où des coups de feu retentissent en ce moment jusqu’à l’intérieur de Notre-Dame, dont la grande rosace se retourne. Et voici que cette grande rosace vire et gire dans le rocher: sans nul doute ces coups marquaient un signal convenu car le rideau se lève. On a soutenu que, devant le Rocher Percé, la plume et le pinceau devaient s’avouer impuissants et il est vrai que ceux qui sont appelés à en parler le moins superficiellement croiront avoir tout dit quand ils auront attesté de la magnificence de ce rideau, quand leur voix soudain plus grave aura tenté d’en rendre l’éclat sombre, quand ils auront pu mettre quelque ordre dans la modulation de la masse d’air qui vibre dans ses tuyaux magistrale- ment contrariés. Mais, faute de savoir que c’est là un rideau, comment se douteraient-ils que son écrasante draperie dérobe une scène à plusieurs plans ? Et tout d’abord derrière lui s’échafaude, en manière de prologue, un conte d’enfant qui n’a d’autre portée que de régler les lumières: la dure gelée à cheveux blancs n’y voit presque plus; sa cuisine de sorcière à tout rompre, elle ne sait plus la faire que dans les grandes marmites, à la porte de la maison. Quelle que soit sa rage de ne pouvoir tout mettre en miettes, chaque fois qu’elle sort elle doit enfermer à double tour la petite fille qui a la garde de son harfang. Mais l’oiseau a gagné la confiance de l’enfant en l’instruisant des aurores boréales: en échange de la liberté, il lui adonné le secret d’allumer instantanément, en quelque angle qu’elle veuille de l’âcre pièce, un œil étincelant et fixe, pareil au sien – il suffit de toucher une coquille vide de noisette avec une paille humide du balai. Comme ce jeu s’avère le plus captivant de tous et que la petite fille, à écouter le harfang, a acquis une vue assez perçante pour pouvoir se donner un bal à travers le chas d’une aiguille, elle ne tarde pas à promener la paille enchantée à travers tous les orifices possibles, depuis le piqueté de l’écumoire jusqu’au trou de serrure, depuis l’œillet d’une vieille chaussure jusqu’à la dernière boutonnière de vêtement. Et tout cela se met, non seulement à regarder, mais à faire de la lumière, et toutes les lumières s’apprêtent à communiquer, tout en gardant les aspects distinctifs de leurs sources: il yen a qui partent d’une amande bleue dans laquelle est pratiquée une fenêtre derrière laquelle s’allume une lampe, d’autres d’un gros grêlon qui commence à fondre dans une rue poussiéreuse, d’autres d’un écheveau de soie verte déteinte sous la griffe du chat noir, d’autres de ce qui peut sécher le sang au doigt d’une belle Arabe, du fait d’une piqûre de rosier. Où je fais intervenir cette petite fille, où pour peindre ne fût-ce qu’une seule agate de Percé, je voudrais la faire sauter à la corde à l’intérieur des pierres, les chimistes s’obstineront à ne voir que la silice qui, portée par l’eau, se dépose et se cristallise dans les cavités minérales. Mais la petite fille n’a eu qu’à se diriger vers le balai pour les mettre en fuite. C’en est fait: toutes les lumières communiquent. La vieille masure n’est plus, le balai s’est transformé en une aigrette qui fait la roue sur toute l’étendue du rocher. Le corps de l’aigrette est venu tout naturellement s’insérer dans la découpure de la brèche, là même où j’ai tant aimé prendre l’angle de vision nécessaire pour voir le soleil se lever, et c’est le corps vaporeux qui supporte toute l’arche maintenant sans poids. Sur un plateau tournant, les éléphants blancs enchaînés au rythme du vent et des flots restent le genou plié à faire tourner en mesure les lunes de leurs ongles, leurs trompes brandies vers le ciel n’engendrant plus que de leur insensible balance- ment l’image maintenant transparente du rocher. Là où l’on ne pouvait voir tout à l’heure que les traînées serpentines du quartz, ces trompes à leur tour se perdent dans la lumière diffuse pour faire place à mille hérauts porteurs d’oriflammes qui s’égaillent en tous sens. Dans ces pavois clairs frangés d’or, nul ne s’aviserait de reconnaître tout ce qui s’est hissé et se hisse encore d’étoffe rude au-dessus des entreprises périlleuses des hommes. Et c’est pourtant toute la houle de ces bannières, commandée, on l’a vu, par un rejet du drapeau pirate et en proie à une transmutation éblouissante, qui s’empare du rocher jusqu’à paraître faire toute sa substance. Et la proclamation, claironnée aux quatre vents, est en effet d’importance puisque des bouches rayonnantes gansées de soie arc-en-ciel ne se propage à tous échos que la nouvelle de toujours: la grande malédiction est levée, c’est dans l’amour humain que réside toute la puissance de régénération du monde.  » Et un ange fort souleva une pierre semblable à une grande meule de moulin et la précipita dans la mer disant:  » C’est avec ce fracas et cette impétuosité que tombera cette grande Babylone et on ne la verra plus.  » Mais la prophétie omet de dire qu’il est une autre pierre semblable à une grande meule de moulin qui lui fait exactement contrepoids sur la balance des flots, qui s’élève tumultueusement, fougueusement d’autant plus que l’autre s’enfonce: c’est l’amour de l’homme et de la femme que le mensonge, l’hypocrisie et la misère psychologique retiennent encore de donner sa mesure, lui qui historiquement pour naître a dû déjouer la vigilance des vieilles religions furibondes et qui commence à balbutier si tard, dans le chant des troubadours. Et dans la pierre qui monte, toujours une avec le rocher que je contemple, s’arc-boutent, transpercés de tous les rayons de la lune, les contreforts des vieux châteaux d’Aquitaine et d’ailleurs, en arrière-plan desquels celui de Montségur, qui brûle toujours. Là, cette fenêtre prise dans le lierre, cette fenêtre aux vitraux rouges striés d’éclairs, c’est la fenêtre de Juliette. Cette chambre, au premier étage d’une auberge perdue de la vallée, dont la porte laissée ouverte livre passage à tous les musiciens du torrent, c’est celle où Kleist, prêt à désarmer pour toujours la solitude, a passé sa dernière nuit. Cette pâle tour, le long de laquelle s’épand une cascade de blondeur qui vient se perdre dans le sable, c’est la tour de Mélisande, comme si ses yeux gouttière d’hirondelles d’avril et sa bouche arbres en fleurs n’étaient près de moi dans cette loge d’où nous regardons. Dans la pierre qui monte, maintenant tout embuée de bleu mais égratignée de lueurs vermeilles vagabondes -à croire que beau sang humain ne peut faillir – on peut encore voir le navire lever l’ancre, ses cheminées vomissant à grandes volutes le fascinateur vaincu qui n’est aucunement celui qu’on dit, mais bien le boa qui se lovait dans les méandres de la roche pesante et qui, lorsque la pensée filait d’ici vers d’autres régions, venait siffler quand ce n’était ouvrir sa gueule triangulaire dans l’échan- crure. C’est lui, on a eu le temps de le reconnaître, lui l’unique artisan de l’opacité et du malheur, celui qui triomphe sans lutter:  » Ni mort, ni vivant. Du brouillard. De la boue. Pas de forme « , celui qui se nomme au jeune Peer Gynt: le grand Courbe. Nul doute qu’il ne renaisse plus impudent et plus lâche que jamais des prétendus repentirs et des velléités dérisoires d’amélioration qui se solderont en monnaie du pape à l’issue de cette guerre. Pourtant cette arche demeure, que je ne puis la faire voir à tous, elle est chargée de toute la fragilité mais aussi de toute la magnificence du don humain. Enchâssée dans son merveilleux iceberg de pierre de lune, elle est mue par trois hélices de verre qui sont l’amour, mais tel qu’entre deux êtres il s’élève à l’invulnérable, l’art mais seulement l’art parvenu à ses plus hautes instances et la lutte à outrance pour la liberté. A l’observer plus distraitement du rivage, le Rocher Percé n’est ailé que de ses oiseaux. […] »

  • Photos, Marc Barrière, 2004

ARCANE 17 d’André Breton , extraits